Oui, j’ai avorté

 



J’ai lu l'événement d’Annie Ernaux d’une traite - ou presque. Ce livre dans lequel Annie Ernaux raconte ce qu’était l’avortement en 1963 en France, comme on pouvait en mourir, comme on était hors la loi, seule.


Je l’ai lu et je suis allée dès ce soir acheter le numéro de décembre de @_causette_ avec un besoin urgent. Un besoin urgent de dire moi aussi, une fois de plus : oui j’ai avorté.


Je n’avais pas conscience du tabou sur l’IVG avant d’y avoir recours. J’aurai dû me douter que 200 000 IVG par an mais aucune femme de mon entourage en parlant, c’était suspect. J’ai découvert que c’était tabou, dans les mots des médecins, dans la lourdeur administrative, dans les 4 échographies qu’on m’a fait faire pour déterminer si cet embryon dont je ne voulais pas était ou non un œuf clair.

On me rappelle que c’est tabou, chaque fois que j’en parle, dans les silences qui suivent, dans ce besoin de changer de sujet, dans l’impossibilité d’en parler sans être interrogée du regard "t’as souffert hein ? Dis nous que tu as souffert et que tu souffres encore de cet épisode de ta vie, dis nous aussi que ça va, souffre en silence, montre que tu souffres mais ne nous demande pas de soulager ta peine” voilà ce que je lis dans le regard de beaucoup de gens, dans les mots qui se veulent réconfortants alors que je ne cherche pas à être réconfortée.


J’ai su que c’était tabou quand il a fallu trouver où était ma faute. Parce que protégée par un DIU au cuivre (aka stérilet) on ne pouvait pas m’accuser d’avoir oublié quoi que ce soit comme on peut le faire avec la pilule. Alors il a fallu accuser ma coupe menstruelle, on m’a dit que c’était à cause de ça, donc j’ai compris à cause de moi. Un an et demi après, j’ai écumé toutes les études, j’ai lu et relu, j’ai cherché une explication mécanique. Pourtant aucune étude probante ne démontre un écart significatif de grossesses entre les femmes utilisant une cup avec un DIU et celles qui utilisent d’autres protections périodiques. Mais imaginer un monde où les femmes tombent enceintes accidentellement et où elles n’en sont pas du tout responsables n’est pas envisageable. Alors on a trouvé ma faute, sans mauvaise intention, sans même s’en rendre compte, pourtant on a posé sur moi la culpabilité, on m’a appris le tabou.

Si je suis tombée enceinte il fallait bien que j’ai fait quelque chose de mal, les grossesses non désirées, ça n’arrive pas aux filles dociles, sages, qui font tout bien dans les règles. Il faut une erreur, quelque chose, sinon comment on continue à faire peur à toutes les femmes, comment on les tient, par le ventre, pour qu’elles restent dociles ?

J’ai découvert en avortant ce que c’était la culpabilité d’être femme, la culpabilité de tomber enceinte et de ne pas vouloir être mère.

Et dans ce tabou, il faudrait que je dise que ça a été terrible, peut-être que je dise que je regrette un peu, ou que je suis ravagée par cette histoire. Mais je ne regrette rien, ça n’a pas été terrible, et la seule chose qui attise encore la colère en moi c’est d’avoir à ce point conscience que l’IVG n’est ni acquise ni réellement acceptée dans notre société.

Non ça n’a pas été un plaisir, oui ça a été un moment difficile, oui j’ai hurlé sur mon mec, pourtant très présent, que je me sentais seule, que j’avais l’impression qu’il ne comprenait pas ce que je vivais. Oui, ça a été une épreuve, comme mille autres dans une vie, comme beaucoup de ces décisions qui nous obligent à fouiller au fond de nous. Mais pas un trauma, pas un drame, pas un événement que je regarde avec douleur aujourd’hui.


Un jour j’ai lu “arrêtez de dire qu’il n’y a pas de norme, que la norme est floue, quand on n’est pas dans la norme établie on sait exactement où se trouve la ligne entre ce qui est conçu comme normal et ce qui ne l’est pas”*, et avec l’avortement j’ai compris quelque chose que je n’avais jamais vu avant : la norme, c’est de vivre une grossesse comme un heureux événement, la norme c’est d’être dévastée si on ne le vit pas comme tel, la norme, c’est d’être traumatisée d’avoir avorté. Et être hors de ces normes là, dire “j’ai avorté et je n’en garde aucun séquelle, aucun regret”, c’est dérangeant pour cette société qui installe les centres d’ortogénie** bien caché des autres services. Ça c’est encombrant pour une société qui s’attache plus à ce que la procédure soit respectée à la lettre que de savoir si la femme qui consulte se sent écoutée.


Comme des milliers de femmes chaque année, j’ai avorté. Et comme beaucoup d’entre elles : je ne regrette rien, je ne suis pas traumatisée et je ne souhaite plus que les gens cherchent en moi des cicatrices qui n’existent pas.


Nous devons prendre conscience que l’avortement est un droit fragile et qu’à la veille d’une élection avec des candidats ouvertement rétrogrades, nous devons montrer que nous n’avons pas l’intention de laisser qui que ce soit nous reprendre nos droits. Pour que plus jamais aucune femme ne risque sa vie en avortant.


Nos corps, nos choix.



*c'est une libre retranscription de quelque chose que j'avais lu, il me semble, chez Madame Captain au sujet de l'autisme.

**Le fait que la plupart de celles et ceux qui liront ne connaissent pas ce terme en dit long sur l'acceptation du sujet dans nos sociétés, moi je l'ai appris lorsque j'ai avorté, c'est l'ensemble des méthodes de planification et de régulation des naissances appliquées au niveau du couple. Ce terme est formé à partir du grec orto et genia. En pratique l'orthogénie est la science des différents moyens de contraception et des méthodes d'interruption volontaire de grossesse (Source : Wikipedia).

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