15 février 2008

J’ai toujours aimé les balades dans les cimetières. Les cimetières ça raconte plein de choses et assez paradoxalement ça raconte beaucoup la vie. Pourtant je n’y avais pas mis les pieds depuis quelques années. Je ne suis plus allée m’y promener depuis un moment, les dernières fois que j’ai été dans un cimetière c’était pour parler à mes disparus. 

En fait, la dernière fois, c’était pour te parler à toi. 

C’est étonnant que 10 ans jour pour jour après ta mort j’ai du temps entre deux rendez-vous, qu’il y ait un cimetière juste là où je suis garée et que je décide d’y faire un tour. C'est étonnant que je le fasse sans y réfléchir, que je me dise juste "ça fait longtemps que j'ai pas été me promener avec les morts pour voir s'ils ont pas une histoire étonnante à me raconter". C'est étonnant que je n'ai relevé la date qu'après quelques mètres dans les allées, que je n'ai réalisé qu'une fois entourée de tombes. C’est étonnant comme on fait si peu de choses par hasard. 

Je me souviens de chaque instant de cette terrible soirée. Le téléphone, la voix de papa inhabituellement abattue, l'annonce, les mains qui tremblent, l'impossibilité d'écrire correctement le mot pour dire au personnel de la résidence de ski qu'on est désolés, qu'on aurait dû vider le lave vaisselle avant de partir, mais qu'on a terriblement besoin de retrouver nos proches. Je n'ai rien oublié de mon demi sommeil sur la route du retour, des phares des camions qui semblaient étrangement nombreux ce soir là, comme si c'était toi aux commandes. Je me souviens encore qu'on est allé voir s'il y avait du monde éveillé en arrivant, qu'il nous a semblé que non. Je me rappelle du lendemain, quand on s'est pris fort dans les bras les uns les autres, comme tout s'était écroulé pour nous et comme la vie continuait quand même son cours de manière si insolente. C'était tellement injuste, tellement insupportable, tellement douloureux. C'était la première fois de ma vie que je prenais conscience qu'il y avait des choses totalement irréversibles, des choses que personne ne pouvait réparer. Personne. Sauf le temps.

Le temps ne répare pas vraiment, pas comme on voudrait du moins. Mais le temps passe une crème sur le cœur. Un tout petit peu chaque jour. 
Au départ, ça ne fait rien du tout. C'est à se demander si ça n'est pas de pire en pire. Alors on a envie de tout casser, de pleurer jusqu'aux larmes qu'on n’a pas et d'attendre allongé en regardant le plafond. Attendre, ça n'est même pas le mot puisqu'il n'y a plus rien a attendre. Mais comme il y a trop d'émotions, trop de pensées, trop de mouvement dans le cœur, le cerveau déconnecte tout par moment pour qu'on ne ressente plus rien. Je me souviens de cet état. Celui dans lequel on n'est ni en vie, ni mort, ni triste ni heureux, ni là ni ailleurs. Ce moment de vide qui n'est pas agréable ni désagréable, ce moment où le temps passe un peu de crème sur le cœur pour un lendemain moins douloureux.
Doucement mais sûrement le temps fait son affaire, la crème fait son effet et la vie reprend un peu, puis un peu plus. Enfin, un jour, sans qu'on s'en rendre vraiment compte, la vie a repris vraiment. Même que parfois on rit, même que parfois on pleure pour autre chose, même que parfois on se dit que ça va aller et qu'il y a encore tout l'avenir devant nous.

Je n'ai jamais eu peur de ne pas m'en remettre, j'ai très rapidement écrit après ta disparition et j'écrivais qu'arriverait un jour où cette douleur je m'en servirais comme d'une arme pour affronter la vie. 
Par contre j'avais terriblement peur d'oublier. D'oublier comment c'est d'avoir aussi mal, d'oublier ce que c'est que de se faire écorcher le cœur à ce point. J'avais tellement peur de ne plus me souvenir à quel point on t'avait tous aimé, à quel point je t'aimais. J'avais si peur de t'oublier toi, tes convictions, ton humour, ton rire. J'avais peur de ne plus me souvenir de ce petit sourire quand tu faisais une blague, que tu te moquais un peu de nous, un peu de toi, un peu de la vie. J'avais peur pour rien. L'amour laisse des traces indélébiles.

Tu nous manques Dominique, tu nous manques beaucoup. La vie continue, la vie est belle mais on ne t’oublie pas. Tu restes l’un des plus gros chagrin de toute ma vie parce que tu as été l'une des plus belles rencontres. Inattendue et pourtant si importante. Ta disparition c'est le séisme qui a ébranlé toute la famille comme peu de choses pouvaient le faire. Je le sais, parce qu'on a tous encore des marques. On ne se les montre pas, on n'en parle pas, on tire un peu sur nos vêtements quand ça se voit trop, parce qu'on a pas envie de blesser les autres qui ont déjà eu suffisamment mal comme ça. Mais on le sait. Pas un seul d'entre nous ne peut dire qu'il n'a pas eu la boule au ventre quand le téléphone sonne à un moment qu'on a jugé inhabituel, parce qu'on a tous refait le film mille fois pour constater que fatalement, la fin ne changeait jamais. On dit rien parce qu'on est pudique sur les chagrins et ça tu le sais bien. A la maison on pleure en silence parce qu'on se sent tous responsable des autres et qu'on veut pas être celui qui ramène les émotions tristes à la maison. Parfois je crois qu'on a un peu tort parce que c'est la vie de pleurer et qu'on a tous pleuré fort en se disant qu'on s'aimait il y a dix ans. Mais je comprends, moi non plus je ne pleure pas devant les autres, moi aussi je suis pudique. C'est pour ça que j'écris.

Dix ans après je te pleure encore un peu. La vie a repris, la vie continue, mais je ne t'oublie pas. On ne t'oublie pas. Tu nous avais apprivoisé.

Ne meurent que ceux qu’on oublie.

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